Pour un peu, cela vous tirerait les larmes, comme un enterrement de grands-parents, une maison de famille soudainement vidée de ses souvenirs. A 65 ans, après cinquante ans de vie plus qu’active, le patron du Relais Beaujolais s’est retiré, le restaurant a fermé définitivement ses portes un sale matin pluvieux pour être finalement remplacé par une « boîte brésilienne », cela ne s’invente pas…
Voici plus de vingt ans que cette adresse régalait les francs appétits du 9ème. Plus de vingt ans que cette auberge (il n’y a pas d’autre mot) échappait aux sauts de cabris de la mode parisienne. On en poussait la porte comme on remontait le temps et l’espace. L’ambiance du Relais Beaujolais c’était back in the fifties et direction la province des départementales. Un décor d’auberge de campagne donc, celle des films de Fernandel, Oury et Bourvil, mi-chasse, mi-plouc. Un grand bar à l’entrée devant un mur de lambris orange, des voilages en dentelle, une grande salle aux vieilles chaises paillées, un énorme pressoir pendu au plafond, quelques outils agricoles au mur, du gibier empaillé partout (faisan, perdreau, canard…), deux lustres en fer forgé, des tables dressées aux nappes saumonées, des reproductions de natures mortes, une carte immense des crus de Beaujolais, tout ici contribuait à créer une atmosphère de temps arrêté entre les voies d’un passage à niveau désaffecté.
Sa clientèle était à l’avenant et c’est ce qu’on y aimait. Des habitués aux cœurs simples, aux goûts francs et honnêtes, oublieux des jours et des heures. Elle venait du quartier ou de bien plus loin, elle avait suivi Alain, le patron, depuis ses débuts il y a plus de quarante ans à Ma Bourgogne (boulevard Haussmann) où cette âme généreuse était maître d’hôtel avant de monter sa maison, ici. Et il y en avait du monde. Pas le plus chic, pas le plus hype. Mais des cheveux gris, de l’embonpoint, de la couperose, des vieux à la cravate bien mise et leurs dames un peu sèches, un ancien président de l’Inao à la table toujours réservée, de la bonne humeur non feinte, des conversations qui roulaient, de la politique bien sûr (on y était forcément centriste, comme de bons notables de province) à des sujets plus graves (« moi, je ne suis pas très religieux mais quand je me sentirai partir je demanderai qu’on m’amène un curé »). Le service lui-même, entièrement masculin, aussi vieux que les murs mais d’une gentillesse terrible ne rompait pas ce bel équilibre de lenteur joyeuse.
Pour satisfaire à ces appétits nostalgiques de troisième république, on y retrouvait en rendez-vous galant ces plats que la morale diététique aujourd’hui réprouve, des plats généreux et bons. Ravioles d’escargot crème au bleu, Jambon persillé maison, Œufs en meurette, Fricassée d’oreilles de cochon, Onglet de veau poêlé aux morilles, Millefeuille de cailles, Andouillette rôtie au Mâcon, Pied de porc pané, Choux à la crème, Pruneaux à l’Armagnac… Un voyage dans le temps, je vous le disais.
Mon meilleur souvenir restant une simple Saucisse de Morteau aux lentilles vertes du Puy. Un monticule de lentilles, cuites avec carottes et persil, et des tranches épaisses de saucisse disposées en corolle sur le dessus, le tout arrosé d’un petit jus corsé. La saucisse faisait son boulot comme un bon ouvrier et exhalait ses parfums campagnards, les lentilles étaient tendres, presque fondantes et délicieusement assaisonnées (on y trouvait encore les feuilles de laurier et les petits oignons blancs). Un plat qui collait si bien avec l’endroit, l’atmosphère chaleureuse et paternelle, le petit gibier empaillé alentour et le bois sombre et odorant des tonneaux posés de-ci de-là.
Mais ce que j’aimais là-bas, au-delà de tout, c’était Alain, le patron, au corps sec comme un cep de vigne, rides, petites moustaches et lunettes sur le front, qui vous faisait les honneurs de « sa » maison. Cordial, jovial, aimable, il vous détaillait la larme à l’œil ces petits crus de Beaujolais qu’il aimait tant dégotter ou créer tous les ans avec ses vieux amis vignerons. Comme ce Chiroubles que je prenais au compteur, une cuvée particulière, sans grande prétention certes mais doux au palais, rond, frais et longuement fruité, dont Alain vous vantait les mérites à juste titre. Une fierté qui faisait toujours plaisir à voir.
L’amour du vin, l’amour des hommes. La fierté du travail bien fait et du bonheur dispensé. C’était ça Alain. Et alors, malgré le kitsch du décor, l’adresse prenait toute sa dimension, émouvante.
On la regrette déjà.
Le Relais Beaujolais
3, rue Milton
75009 Paris
Désormais fermé.
ah, dommage de n'en parler que maintenant!
Tu n'as pas tenté le SOS comme FS pour Grannie?
Qui n'est pas mal du tout, d'ailleurs!
Rédigé par : Chrisos | 03 mai 2008 à 00:32
Bonjour! Ce post me bouscule beaucoup, il me donne même un vertige au dessus du ventre, étrange sensation d'ailleurs...Je pense même que, depuis que je te lis, il est le plus difficle de tes posts que j'ai eu à commenter, avec toujours cette envie de le faire, d'oser le faire d'ailleurs comme si chez toi, il ne pouvait rien m'arriver de mal, et, j'ai eu raison, car, il ne m'ait jamis rien arriver de mal, je me répète, je sais, mais je peux vraiment en témoigner aujourd'hui.A propos de ce post, la première chose qui me viendrait de penser est : "Comment va Alain? J'espère qu'il va bien, je l'espère très fort!"et pour ce qui est de la "boîte brésilienne", j'espère que l'âme du lieux lui portera chance et prospérité! Dans ma vie, c'est bien souvent les morts, les fermetures donc, les sous-terre qui m'ont le plus secouru. C'est d'ailleurs en ce moment à eux que j'envoie des S.O.S, les vivants ont bien trop à faire pour eux-mêmes sans encore devoir s'occuper de moi. Je suis pour ma part presque à moitié terre, tiens, pour rire, ça me ferait presque penser à Mi-terrand :), c'est vrai, ma tête est toujours dehors, mais mes lentilles sont plutôt en bas! Comme mon fils va bientôt avoir 20 ans, la CAF (genre de SOS pour une maman!)m'a informé hier qu'elle m'enlevait 280 euros sur mes allocations, somme considérable dans l'impasse où je me trouvais déjà! A ceci s'ajoute la santé de ma fille et le risque de bien d'autres choses encore! Alors, oui, je me suis encore permise d'étaler ma vie privée ici, comme par habitude bienfaisante que me procure ce besoin de le faire, et, je pense donc à Monsieur Alain, qui a du avoir beaucoup de tristesse à fermer ses portes chaleureuses à sa clientèle, avec beaucoup de fièrté de ce qu'il avait fait, et certainement aussi avec beaucoup d'espoir de ce qu'en feront les suivants...Je le salue en tout cas! Merci Thierry et bon week-end! Moi, j'amène les enfants à la plage aujourd'hui, il fait très beau à Juan, je crois même que je vais prendre aussi mon premier bain pour me ressourcer et prendre plein de courage pour attaquer la semaine suivante qui s'avère bien difficile!
Rédigé par : Sand | 03 mai 2008 à 10:08
Je n'ai jamais essayé cette adresse, et c'est bien dommage... Ce billet est un très bel hommage aux choses bonnes et simples de la vie, aux choses dont on croit qu'elles ne passent jamais, et qui finalement, un jour, s'arrêtent.
Rédigé par : Kaplan | 03 mai 2008 à 22:15
C'est effectivement, tout le sens de ce billet. Les pages qui se tournent sans que l'on y prenne garde et les temps qui ne reviendront plus. Quant à Alain, pas d'inquiétude pour lui, il a vendu son affaire un bon prix (dans un quartier qui reste recherché) et après avoir commencé à travailler à 14 ans, il jouit enfin de son repos. Les tristes, c'est surtout nous, pas vraiment lui (enfin, un poil tout de même...)
Rédigé par : Thierry Richard | 05 mai 2008 à 11:04
Ah mince, moi qui avais projeté d'aller tester cette adresse prochainement...Tant pis, c'est l'impitoyable loi du temps.
Allez, y en aura d'autres de bonnes, et puis Alain, il a peut-être envie de profiter un peu de la vie...
A bientôt,
Egmont
Rédigé par : Egmont | 27 mai 2008 à 16:15