On l’a porté aux nues. Cité en exemple du rebond de la cuisine française, talentueuse et accessible. On l’a, à son corps défendant, propulsé chef de bande, précurseur, visionnaire. On lui a trouvé une formule (la cuisine gastro à prix bistrot, du jamais vu avant) et de jeunes émules (Breton, Jego, Danière et bien d’autres). Yves Camdeborde, du Crillon à la Régalade, des ors du 8éme aux profondeurs du 14éme, est devenu en quelques années le grand commandeur de la « bistronomie », une statue qu’il juge aujourd’hui bien trop grande pour lui. Lui qui ne souhaite que cuisiner et continuer à plaire à sa clientèle d’habitués et de gastronomes du monde entier.
Ainsi donc, il y a quelques mois maintenant, après avoir défrayé les chroniques des gazettes et affolé les guides « old-school » avec le succès inattendu de la Régalade et de sa potion magique de cuisine de 3 étoiles à moins de 50 €, Yves Camdeborde décide soudainement de changer de braquet. Il quitte l’avenue Jean Moulin, pousse le grand plateau et franchit finalement la ligne d’arrivée place du carrefour de l’Odéon. Là il reprend un hôtel et le restaurant attenant, refait la déco, charge la caverne d’Ali baba d’œuvres d’art et remet les compteurs de la cuisine à zéro au Comptoir du Relais.
Alors, on a voulu juger de la permanence de son talent, pour un dîner en galante compagnie – Camdeborde, ça va, je ne devrais quand même pas prendre trop de risques...
Nous voici donc Rive Gauche à l’heure où le soir pointe sur cette petite place en retrait de l’agitation du boulevard Saint-Germain, dans une atmosphère de village chic, très chic, avec arbres majestueux, scooters italiens et le Luxembourg en ligne de mire.
Une façade ouverte à l’air du temps, dans les grandes largeurs sur la rue, une terrasse étroite en première ligne de débordement, un décor de bistrot de luxe, murs jaunes, moulures art-déco, bar de bois, miroir gigantesque, tables brunes et nappes blanches, serviettes lourdes en tissu, couverts en argent, verres siglés (mais c’est un cochon qui s’y étale) on se dit qu’on a bien mérité d’être là. Surtout si l’on pense à notre réservation conclue il y a près de trois mois ! Car obtenir une table au Comptoir du Relais est presque aussi difficile que de faire entrer ses enfants à l’Ecole Alsacienne ou d’obtenir une carte de membre du Racing Club. Volonté, patience et ténacité. Il faut dire que la salle n’est vraiment pas très grande, une quarantaine de couverts à tout casser.
L’accueil est courtois, le service élégant, cravaté, en costume cintré, lunettes à la mode, c’est Jean-Luc Martin qui bat la mesure de la salle où une clientèle bien mise, cosmopolite, l’internationale des plaisirs de la table, vient déguster chaque soir le menu unique qu’Yves Camdeborde aura conçu pour la soirée. Nous le croiserons d’ailleurs dès l’arrivé, bonhomme, jovial mais attentif, concentré dans sa tenue de chef blanche faisant ressortir le noir de ses cheveux longs.
Passons rapidement sur les préliminaires de deux coupes de Champagne Drappier (la voir s’humecter les lèvres dans le liquide pétillant et déglutir à petites gorgées me ravit, que voulez-vous, j’ai des plaisirs simples) accompagnées de chips de légumes, panais, betteraves et carottes (rouge, orange, jaune, belle harmonie), pas frites mais juste snackées sur une plaque huilée ce qui les rend vraiment légères. Elle apprécie l’attention, moi aussi.
La lecture du menu du jour nous décide pour une bouteille de Côtes du Roussillon, « Les Foulards Rouges », cuvée Les Glaneuses, un de ces vins rebelles et naturels, sans soufre, pleins de vie et d’humour (on aime bien aussi leur cuvée Zéro de Conduite). On nous le carafe à notre demande, il révèlera alors toute son ampleur, sa fraîcheur légère, son croquant et ses arômes de framboise et de violette. Une exquise rencontre.
Première entrée, une « Soupe de Morue Espagnole, poireaux, pomme de terre relevée de piment d’Espelette, perle du Japon ». Elle arrive dans son petit bol, comme une émulsion verte délicieusement ourlée sur les bords, avenante, délicatement pimentée, aux saveurs précises (la morue toute en subtilité, sans aucun arrière goût salé, se complète de petits morceaux de lard). On se laisse séduire par la douceur des perles du Japon qui fondent dans la bouche et les petites tuiles de fromage en accompagnement, même si l’essentiel est ailleurs.
La première impression est vraiment bonne. Elle sera confirmée en moins de temps qu’il ne faut pour se resservir un verre, par le « Pressé de pomme ratte et foie gras de canard du Gers, mousseline d’artichaut breton ». Après le chaud, le frais : une salade croquante et sa légère amertume, le pressé comme un mille-feuille juxtaposant le fondant du foie gras, le croquant de la carotte, la suavité du cœur d’artichaut, liés dans une gelée à peine perceptible et rehaussé d’un peu de gros sel qui croque sous la dent. Un léger goût vinaigré avec comme écho une petite quenelle de mousse d’artichaut acidulée. Une alliance de plus en plus rencontrée entre le foie gras et l’artichaut, très agréablement traitée ici.
Elle parle beaucoup. C’est vrai qu’elle aime ça, parler. Et ça tombe bien, j’aime bien l’écouter. Sa conversation est douce, légère souvent impertinente. Sa voix me pousse dans mes retranchements. Une gorgée de Foulards Rouges, vite.
Puis, c’est le morceau de bravoure, le solo du premier violon qui se joue, la balle de match, tout le reste ne sera que littérature : « Quasi de veau de Corrèze rôti et frotté à l’ail, asperge verte de Provence en beignet, jus infusé au thym frais, crème de parmesan ». Il arrive très chaud, dans une belle construction, recouvert de graines germées (pousses de lentilles), et accompagné d’un beau duo, un beignet d’asperge verte traité en tempura, croquant, chaud, léger, et une tuile de parmesan, sel et poivre, cassante comme une règle d’écolier, à peine trop salée peut-être. La viande est fatalement tendre, rosée à point, délicatement vêtue d’une petite croûte d’herbe printanière, c’est vert, c’est frais, c’est carré, juste un petit jus de viande couleur caramel et une émulsion de parmesan immaculée. Le produit dans sa nudité, les saveurs franches en bandoulière, la fleur de thym au fusil. Une belle assurance.
Je n’ose pas l’avouer mais après ce déluge, nous nous sommes encore trouvé l’appétit assez vaillant pour prendre d’assaut un plateau de fromages affinés par la maison Boursault. On ne dira jamais assez ce que la constitution d’un plateau de fromage convenablement affiné révèle de talents. Ici en plus, il s’accompagne d’élégance et de générosité. Il nous est laissé sur la table (chaque tablée disposant du sien), de la brebis, de la vache, du chèvre, accompagnés de confiture de cerises noires, gelée de coings, miel, gelée au piment d’Espelette (un régal avec le brebis basque) et d’un Caillé de Brebis tout en légèreté et en fraîcheur.
La soirée dure mais elle est agréable, cette impression d’une croisière au long cours, d’une lente dérive où le plaisir consiste à se laisser emporter. Le temps qui passe, les moments que l’on savoure car on en connaît le prix et la rareté. On laisse aller les choses et c’est joliment bien comme ça.
Le dessert sera le seul point faible de ce dîner, des fraises Gariguette du sud-ouest, rafraîchies d’un jus de sangria et accompagnées de quartier d’orange du Maroc et d’un peu de citron confit. Est-ce la saison ou l’absence de saison mais ces premières fraises seront décevantes. On sent bien que le chef n’y a pas mis toute son ambition. Un dessert vite monté, sans rigueur, ni fantaisie. Classe moyenne donc.
Je crois bien qu’elle m’a pris la main en sortant, murmuré une phrase à l’oreille que je n’ai pas parfaitement comprise et nous sommes retournés à nos vies, sur l’autre rive.
Avec ce billet de retardataire en témoignage, vous l’aurez compris, le talentueux Yves Camdeborde est définitivement, pour moi, un grand Monsieur. Il embellit nos vies de ses petits plaisirs et cela n’a pas de prix.
Enfin là si, 45 €. Et un peu de patience.
Le Comptoir du Relais
9, carrefour de l’Odéon
75006 Paris
Téléphone : 01 43 29 12 05
Menu unique à 45 €, Comptez entre 50 et 60 € par personne
Réservation indispensable, hormis pour la terrasse
3 mois pour une résa pour deux?
Pour 5 personnes, c'est plus de 6 mois d'attente!
Mais ça a l'air d'en valoir la peine.
En journée, à la carte, c'est bien aussi.
Rédigé par : Chrisos | 06 juillet 2007 à 07:50
Que de bonheur à lire cette note, comme toujours sur ce ravissant "blog" (mais est ce encore un blog je me le demande, plutôt un art de vivre) ...
Et voici une suggestion de restaurant tout à fait adaptée pour "fêter" une belle occasion d'ici quelques mois.
A nous d'arriver à obtenir la fameuse réservation !
Rédigé par : Vincent | 06 juillet 2007 à 10:01
Salut Thierry,
J'avais été parmi les nombreux fans de la Régalade.
A l'époque, en 2001, ce fut un régal ! Simplicité, respect de produits du terroir, et des cuissons, tout fut succulent, à un prix relativement doux.
Là, je ne sais si j'aurai la patience d'attendre, d'autant plus vu mon emploi du temps surchargé et glissant...;-)
Emmanuel D
Rédigé par : Sommelier | 06 juillet 2007 à 10:46
Une de mes adresses préférées.
J'aime beaucoup y aller pour déjeuner, surtout s'il y a quelques rayons de soleil...
Eh oui, je ne me nourris pas exclusivement de fraises Tagada;-)
Rédigé par : Nadia | 06 juillet 2007 à 12:27
Chrisos > Très juste, je ne l'ai pas mentionné mais la carte du déjeuner (moins sophistiquée et plus "bistrot") est plus qu'agréable et on peut y aller au débotté.
Vincent > Franchement, cela en vaut la peine. Pour la petite histoire, j'ai interviwé Yves Camdeborde pour un portrait et il me disait qu'il était horrifié lui même par les délais de réservation (mais il ne peut pas pousser les murs) et qu'il n'aimait pas cela car le risque pour le chef c'est de voir alors les attentes des clients devenir excessives (j'ai attendu 2 mois pour venir, alors cela doit être totalement exceptionnel, hors du commun, etc.) Et les chefs, même du niveau de Camdeborde, ce type de comportement, ça les stresse... Bonne soirée là-bas en tout cas.
Emmanuel > Rien n'a changé si ce n'est quelques euros de plus et un menu imposé le soir mais crois-moi, le jeu en vaut la chandelle. Un coup de fil, on raccroche, on n'y pense plus et quelques semaines plus tard, c'est le bonheur.
Nadia > Je te savais femme de (bon) goût... ;-)
Rédigé par : Thierry Richard | 06 juillet 2007 à 12:55
J'ai hâte de pouvoir y aller à mon tour et frissonner de plaisir...
Merci pour ce billet propice à la salivation (même si ce mot l'est moins !)
Rédigé par : envyolette | 06 juillet 2007 à 13:11
Comme il est joli ce texte! Et cette "mignonne" dont tu parles si peu mais avec quelle délicatesse!
C'est très agérable à lire et rafraichissant. Quant au resto, je comprends mieux ce que tu voulais dire tantôt dans d'autres correspondances.
Voilà un reportage très complet pour faire une présentation savamment documentée à mes parents!! Merci de m'aider à leur "vendre" cette idée.
A bientôt
Rédigé par : Pimousse | 07 juillet 2007 à 23:26
Ca fait une éternité que je veux y aller... Ravie de lire ta critique, ça me redonne l'envie de tenter une réservation !
Rédigé par : Loulou | 08 juillet 2007 à 00:19
La cuisine est excellente mais ça se mérite! (pour réserver, il faut beaucoup de patience). La terrasse n'est pas à recommander à midi, trop de monde, des bus qui passent sans arrêt...Une très bonne adresse sinon.
Rédigé par : Marguerite | 09 juillet 2007 à 21:03
Envyolette > Bon appétit !
Pimousse > Tu as compris ce que je voulais dire par "il faut s'y prendre à l'avance" alors... ;-) Mais j'espère vraiment que vous pourrez vous y trouver une petite place.
Loulou > Vas-y, décroche le téléphone ! Une délicieuse soirée à la rentrée est au bout du fil...
Marguerite > Nous sommes d'accord. Cela se mérite. Mais entretemps, il y a plein d'autres bonnes adresses à visiter !
Rédigé par : Thierry Richard | 10 juillet 2007 à 00:18
magnifique récit, magnifique description qui me donne l'eau à la bouche !
je ne reviendrai que sur deux choses, la gelée de coings que j'adore, et le dessert qui - trop simple et pas assez recherché pour toi - aurait été bien suffisant pour moi. Le genre de dessert que je préfère après un bon repas comme celui que tu décris, bien à l'opposé de la glace au malabar pas du tout apprécié aux Jardins du Cygne (dont nous avons parlé dernièrement) !
bisous
Rédigé par : poutchi | 10 juillet 2007 à 11:59
Mais d'où sort cette croyance qu'il est difficile de faire entrer son enfant à l'Ecole Alsacienne ???
Vu que ce petit bout de phrase m'a fait sortir de ma cachette de lectrice discrète, j'en profite pour dire tout le bien que je pense de ce blog. Délicieuses chroniques qui me permettent de faire de très jolies découvertes culinaires (et oenologique)...
Rédigé par : balivernes | 17 juillet 2007 à 15:36
Balivernes > Disons qu'il s'agissait en la circonstance d'une formule "littéraire"... ;-) Merci pour le compliment en tout cas, c'est adorable.
Rédigé par : Thierry Richard | 21 juillet 2007 à 17:09
Est-ce qu'il y a un problème "dessert" ?
C'est effectivement le seul bémol du diner ... Le service est parfait. C'est très bon. Pourtant, je cherche encore une saveur inoubliable, présente dans mon assiette ... Impossible de m'en souvenir.
Rédigé par : Rosemary | 28 octobre 2007 à 22:32
Puisque vous êtes enthousiaste, je vous propose d'aller y déjeuner : après une heure ou une heure et demi d'attente à l'extérieur, vous serez placé là où c'est possible. Avec un peu de malchance (ce qui a été mon cas) à gauche de la porte d'entrée, dans des courants d'air incessants et un chauffage démentiel juste en face de votre visage.
Rentabilité oblige, les tables sont serrées au maximum les unes contre les autres : les serveurs(ses) se cognent dans le dossier de votre chaise en permanence. Certains s'excusent de l'exiguïté des lieux et des désagréments que vous en retirez, d'autres pas.
Chef en cuisine ? Ou ça ? En cuisine, 2 ou 3 pakistanais, mais de chef, point. En salle, peut-être alors ? Non, on l'aurait repéré.
Salle bruyantissime, impossible de parler tranquillement.
Rentabilité oblige, encore : tables carrées minuscules, mais grandes assiettes carrées. Résultat, mon invité et moi-même faisons déborder notre assiette de pratiquement la moitié au-dessus de nos genoux (avec les coups de hanches des serveurs dans ma chaise, inutile de vous dire que je la tiens, mon assiette !!). Problème : attraper son verre : le pied est coincé entre le bord de l'assiette de mon vis-à-vis et le bord de la mienne. Pour boire, il faut tirer encore sur l'assiette. Si quelqu'un me bouscule à ce moment-là, ce sont mes dents et mes genoux qui trinqueront !
Solution : coordonner ses gestes à ceux de son vis-à-vis, c'est encore la manière la moins hasardeuse de s'en sortir.
Service : désespéré. "Je suis arrivé au début de la semaine, mais je pars vendredi, ici, c'est vraiment impossible. Les rapports entre les responsables et les serveurs sont odieux (...) Je comprends votre déception, je suis d'accord avec vous (...) C'est du flan, de la communication, le succès a été bien monté en sauce, mais derrière, c'est tout autre chose (...) Un jour ou l'autre les clients oseront enfin dire qu'ils ont été décus, c'est l'effet mode (...).... On n'en demandait pas tant, mais on est heureux de s'apercevoir qu'on n'est pas juste des aigris de passage !!)
cuisine : grasse, lourde, sans intérêt particulier. dans le genre bistrotier inventif, je connais beaucoup beaucoup beaucoup mieux - pour nettement moins cher !!
mais il se dit que les additions du restaurant servent à renflouer l'hôtel voisin, qui a du mal à rentabiliser.
Faites-moi plaisir, oubliez le menu gastronomique du samedi soir, et allez y faire un tour, anonymement (ou envoyez des amis si vous y êtes connu). Pour travailler depuis 15 ans dans l'univers de la restauration parisienne, je peux vous affirmer que ce restaurant, c'est une bulle médiatique (certes, le savon est de qualité, la bulle n'a pas encore éclaté !)
Rédigé par : pépita | 06 mars 2008 à 10:40
FYI the blog has moved to a new address and name :
http://blog.lesgrandsducs.com/
Rédigé par : Thierry Richard | 04 novembre 2013 à 08:50