Imaginez-vous ça. Vous êtes là depuis une heure et demie déjà. La soirée est douce pour un mois de septembre mais pas suffisamment pour s’accorder la terrasse au bord du Lac. Vous dînez avec quelques amis proches dans ce grand hôtel de Genève qui délivre la cuisine world food passe-partout d’un chef allemand, Ulrich Behringer, ancien chef de l’Impérial Palace à Annecy, une cuisine cosmopolite aux influences asiatiques, exécutée au cordeau, savoureuse et cossue qui s’accommode à la perfection de cette salle à manger aux lumières tamisées, aux tons beiges et bruns et à la décoration contemporaine-chic. Très chic.
Vous avez déjà successivement dégusté avec délicatesse la « Courgette fleur farcie et frite aux truffes d’été, sabayon à l’amande douce » sur un air de Nat King Cole, plongé avec délice dans les effluves délicates des « Langoustines et homard rissolés à l’huile d’olive parfumée au thym, sauce légère de crustacés » sur un standard de Dean Martin et abusé de ce Puligny Montrachet 2002 d’une finesse et d’une complexité aromatique incroyable en laissant doucement traîner une oreille vers Mendelssohn.
Une douce soirée en somme. Calme, luxe et volupté, à un tarif de business class certes, mais c’est la règle ici.
Et voilà que débarque soudain, poussant son chariot de fromages comme un mineur de fond lorrain son wagonnet, un jeune garçon, visiblement intimidé, l’uniforme au col Mao un peu trop large pour ses épaules. Vous aviez oublié le fromage du menu, le voici qui fait son entrée côté cour. Vous demandez, comme à votre habitude, qu’on vous en détaille le contenu et là, c’est toute la soirée qui chavire.
Le jeune homme se redresse lentement, empoigne ses couteaux et tourne vers vous le visage radieux de celui qui retient l’attention, celui à qui on donne enfin sa chance et qui sait qu’il va vous éblouir. Il démarre avec quelques lieux communs de plateaux mais très vite sa passion s’emballe et, comme un explorateur du XVIIIème revenu du Nouveau Monde et détaillant devant une cour ébahie le récit de ses découvertes, il vous dévoile ses merveilles de derrière les fagots.
Cela commence par un Mont d’Or français (il en existe des suisses) au lait de brebis, puis un Camembert affiné au Calvados, puis une sorte de Parmesan italien dont vous oubliez le nom aussitôt qu’il vous en fait goûter de la pointe de son couteau un petit cube, plus doux, moins sec qu’à l’accoutumée, un Pecorino Sarde à l’origan qu’il faudra déguster avec un miel doux au poivre blanc, un Gruyère Suisse qui lui joue la noce avec un miel à la truffe noire. La température monte d’un cran. Il s’emballe alors pour un fromage italien provenant d’îles au large de la Sicile, enveloppé dans une feuille de figuier et issu du lait de chèvres en voie d’extinction (très fort, il vous arrache le cœur avec le palais) et s’enthousiasme pour un autre italien fabriqué à partir de boules de fromage de chèvre trempées dans de la cire d’abeille puis séchées et affinées suspendues à un fil de coton. Là encore, les noms vous échapperont mais vous louerez la providence qui vous a fait commander une bouteille de Barolo, Elio Grasso 1999, un modèle de vin rouge du Piémont.
Vous n’en croyez pas vos oreilles, vous en redemandez, vous faîtes répéter, approfondissez et finissez bouche bée, le bec suspendu à l’assiette qui se construit peu à peu devant vous.
Vous quittez alors le raffinement des mets précédents, la splendeur de la salle et dans ce temple de la world food dorée sur tranche, vous entendez soudain le tintement des clochettes des chèvres sur les pentes escarpées de roches blanches et nues, inondées de soleil, en à pic du bleu intensément limpide de la Méditerranée. Vous sentez les herbes sèches et odorantes jusqu’à l’obsession d’un maquis éloigné, sauvage et aride. Comme une soudaine et fulgurante irruption à votre table de la nature dans son expression la plus brute.
Et tout cela par la grâce d’une passion. Celle d’un obscur petit garçon de salle.
Spice’s
Hôtel Président Wilson
47, Quai Wilson
CH-1211 Genève 21
Téléphone : (41) 22 906 66 66
Menus de 85 à 140 CHF
Ah tiens tu étais à Genève toi aussi ... Mais bon, nous ne jouons pas dans la même cour !
Quoiqu'il en soit, j'ai déjà rencontré ce genre de passionnés qui vous transportent. Un pur plaisir.
Rédigé par : Vincent | 28 septembre 2007 à 10:47
M. Séguin n'avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres.
Il les perdait toutes de la même façon : un beau matin, elles cassaient leur corde, s'en allaient dans la montagne, et là-haut le loup les mangeait. Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne les retenait. C'était, paraît-il, des chèvres indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté.
Le brave M. Séguin, qui ne comprenait rien au caractère de ses bêtes, était consterné. Il disait :
- C'est fini ; les chèvres s'ennuient chez moi, je n'en garderai pas une.
Cependant, il ne se découragea pas, et, après avoir perdu six chèvres de la même manière, il en acheta une septième ; seulement, cette fois, il eut soin de la prendre toute jeune, pour qu'elle s'habituat à demeurer chez lui.
Ah ! Gringoire, qu'elle était,jolie la petite chèvre de M. Séguin ! qu'elle était,jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande ! C'était presque aussi charmant que le cabri d'Esméralda, tu te rappelles, Gringoire ? - et puis, docile, caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l'écuelle. Un amour de petite chèvre...
M. Séguin avait derrière sa maison un clos entouré d'aubépines. C'est là qu'il mit la nouvelle pensionnaire.
Il l'attacha à un pieu, au plus bel endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps en temps, il venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait très heureuse et broutait l'herbe de si bon coeur que M. Séguin était ravi.
- Enfin, pensait le pauvre homme, en voilà une qui ne s'ennuiera pas chez moi !
Rédigé par : mamSand | 28 septembre 2007 à 11:17
ah mais c'est tout près de chez moi ça !! j'adore !
Rédigé par : emilie | 28 septembre 2007 à 11:20
Les fromages quel bonheur, le gruyère suisse, le parmesan, le fribourg, le beaufort, le camembert, le roquefort, le bleu de Termignon... si je ne pouvais manger que du fromage. @ +++
Rédigé par : Pierre-Jean | 28 septembre 2007 à 12:58
En effet, le bonheur est dans le pré!Il n'y a qu'à observer les vaches conne elles sont heureuses ,"parfois"...:)
Rédigé par : mamSand | 28 septembre 2007 à 13:25
oups!Pardon!mauvaise manip : comme.
Rédigé par : mamSand | 28 septembre 2007 à 13:26
Waow, chapeau. Un instantané qui fait décoller... Bravo, bien troussé, on en a quasiment la saveur en bouche... (soupir)
Rédigé par : Benoît Wagner | 28 septembre 2007 à 15:03
ah les fromages, j'ai faim tout d'un coup !et j'aimerais bien un bon salers servi par un obscur auvergnat...Hummmmmmmm
Rédigé par : Thaïs | 28 septembre 2007 à 17:45
Bon week-end Mister poète journaliste, ah! je rajoute aussi que tes articles sur Rue 89 sont tous aussi excellents, doué le journaliste des saveurs, vraiment!Je vous salue à la prochaine.
Rédigé par : mamSand | 29 septembre 2007 à 08:48
Un billet à la hauteur du repas et du plateau..Simplement magnifique..
Miam
Rédigé par : Arkanciel | 29 septembre 2007 à 20:00
Je me pose une question essentielle: avez-vous suivi les règles élémentaires de 'bienséance' et demandé à ce que l'on vous serve seulement 'trois' morceaux de fromage?....
Curiosité 'malsaine', mais curiosité quand même....mdr!
Rédigé par : Falbalas | 30 septembre 2007 à 20:19
Vincent > Une passion communicative en effet...
MamSand > Lapsus révélateur ? ;-)
Emilie > Tu n'es pas la seule...
Pierre-Jean > Cela m'arrive aussi ! Avec quelques vins correctement choisis bien sûr... ;-)
Benoît > Merci !!! Mais pour être franc j'aime beaucoup te lire aussi...
Thaïs > On se comprend.
Arkanciel > Merci beaucoup pour le compliment, c'est adorable.
Falbalas > En l'occurence, pour être honnête c'était impossible ! Trop de choses à découvrir, alors, voilà, j'ai sacrifié les usages à la satisfaction de mon seul plaisir. Et je ne le regrette pas une seule seconde... ;-)
Rédigé par : Thierry Richard | 01 octobre 2007 à 09:11
;) tout est toujours très révélateur mais tout dépend aussi de quel côté on se place dans la salle.
Rédigé par : mamSand | 01 octobre 2007 à 09:59
j'ai beau aimer les fromages, c'est le Puligny Montrachet qui me fait frémir...un de mes vins préférés.
Rédigé par : poutchi | 01 octobre 2007 à 15:03
j'ai bcp aimé ton article, on a vraiment l'impression que ce fromager s'est en fait révélé à ta "simple" question ...
comme quoi on a pas fini d'etre surpris !
Rédigé par : abigoudi | 03 octobre 2007 à 19:19
Spice's ? Coincidence amusante, j'y suis allée récemment ! Un lieu bien joli il est vrai mais un peu guindé où l'on craint de laisser fuser un rire tonitruant plein de vie et d'ardeur de peur de déranger.
Une nourriture acceptable un rien ennuyeuse car déjà visitée. Rien de vraiment de bouleversant pour les papilles de ceux qui, gourmands, écument petits bistros et grands restaurant !
Mais à vous lire, je regrette maintenant d'avoir sacrifié le fromage pour goûter au dessert... Moi qui suis plus salée que sucrée, je vous en veux de n'y être pas allé plus tôt pour qu'ensuite, de vos mots savoureux, me montrer le chemin des montagnes et des plateaux !
Rédigé par : Gicerilla | 03 octobre 2007 à 19:36