De certains hommes on peut envier la vie qu’ils ont menée et que l’on aurait aimé goûter. Pour d’autres, ce sont les circonstances de leur mort que l’on jalouse, une mort qui aurait de la gueule, une mort sereine (est-ce possible ?) ou qui vous emporterait sans prévenir, en un battement de cœur. De Bernard Frank, pour moi, tout est enviable.
Bernard Frank a donc quitté la table, vendredi dernier, le nez dans son assiette, interrompu par une crise cardiaque dans un restaurant de la Rive Droite où il dînait avec un ami médecin – on appréciera l’ironie de la chose.
Comment peut-on être à ce point touché par la disparition d’une personne que l’on n'a jamais rencontrée ?
Sans doute parce qu’il incarnait pour moi la figure ultime d’un esprit libre, d’un élégant jouisseur sans domicile fixe, d’un dégagé volontaire des absurdes contingences de l’époque – voilà pour la vie – immensément talentueux, à la culture prodigieuse et au style surdoué, tout en circonvolutions et coups de rasoir soudains – voilà pour l’œuvre. Sans doute aussi beaucoup pour ce reproche que lui avait fait Sartre : « Il faudrait pourtant que vous travailliez. Mais voilà, vous écrivez pour ne pas travailler ! »
Je ne connaissais de lui que ce que j’en avais lu, sous sa plume ou celle de ses biographes et c’était bien comme cela. Lui pour qui le monde n’était que littérature, ce timide qui nous livrait son journal intime par lots de 5 feuillets hebdomadaires dans ses chroniques, aurait apprécié cet attachement à distance.
A moins de 30 ans, la majeure partie de son œuvre était faite, ses principaux romans publiés (« Géographie Universelle », « Les Rats », « Le Dernier des Mohicans », « La Panoplie Littéraire »…), il avait conquis Sartre au culot, tenu la chronique littéraire des Temps Modernes, inventé de toutes pièces le mouvement des Hussards (Nimier, Blondin, Deon, Laurent et consorts), s’était brouillé avec les existentialistes, s’était lié d’une amitié profonde et indéfectible avec Françoise Sagan dont il partageait la fantaisie et les appartements.
Il ne lui restait plus dès lors qu’à observer la vie avec malice et intelligence, à la coucher sur le fin quadrillage de ses cahiers Clairefontaine avant de la livrer au papier journal et à se rappeler aux bons souvenirs de la critique et des prix littéraires en écrivant encore quelques livres remarquables, un tous les dix ans c’est bien suffisant (« Un Siècle Débordé », « Solde »…)
Et de quoi nous parlait-il dans ses chroniques du Nouvel Observateur, du Matin de Paris, du Monde ou de l’Egoïste ? Ce « bavard inspiré » comme le qualifiait Mauriac avait ses sujets de prédilection, ses habitudes, ses rendez-vous de mémoire : les femmes évidemment, Proust, les grands vins de Bordeaux, la vie littéraire bien sûr (« Galligraseuil », c’est lui), les cravates, Stendhal, les Pleiades, les guides gastronomiques, la Normandie de Varengeville-Sur-Mer, Proust, Drieu, les chats, l’Occupation...
« Un cœur qui flanche c’est la belle mort » disait-il. Il vivait désormais dans un rez-de-chaussée qu’on lui prêtait rue du Faubourg Saint Honoré, ayant eu l’élégance d’attendre la disparition de Sagan pour rejoindre cette Rive Droite qu’elle ne supportait pas. « L’avantage d’un rez de chaussée, c’est qu’on peut sortir tout de suite. J’aime bien l’idée de pouvoir me tirer. »
Voilà, c’est fait, ce grand bonhomme qui finalement n’aimait que lire, converser et s’attabler, s’est tiré. Tant pis pour nous.
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Sa dernière biographie :
Un Vieil Ami
Henri-Hugues Lejeune et Bernard Frank
Robert Laffont – Octobre 2006 – 21 €
Bel hommage !
Rédigé par : mercotte | 11 janvier 2007 à 05:12
Félicitation pour ce billet. C'est un très bel hommage que j'aurais bien aimé écrire. En revanche, je n'ai pas été convaincu par le livre de Lejeune. Mieux vaut lire et relire B.Frank, chroniqueur fabuleux sur l'air du temps avant d'être un critique littéraire au goût très sûr.
Rédigé par : gtab | 29 mars 2007 à 09:29