Vous souvenez-vous de Daniel Emilfork ? Bien évidemment, vous vous en souvenez. Vous vous rappelez forcément de ce visage creusé, anguleux, abyssin au regard perçant, de ce comédien qui promena sa longue carcasse fine d’oiseau de proie chez Fellini (Casanova), Visconti (Dommage qu’elle soit une putain), Chéreau (Richard II) ou Jeunet (La cité des enfants perdus). Vous vous remémorez cette voix profonde et chaude aux « r » caillouteux de pays lointains, au phrasé détaché, aristocratique, que vous aviez croisée à la télévision d’antan, dans la série « Chéri Bibi ». Vous vous en souvenez mais il vous faut faire un effort de mémoire, le revoir en photo, dans un film, car Daniel Emilfork n’occupa jamais vraiment le premier plan. Mais il œuvra toute sa vie dans le clair-obscur de seconds rôles qu’il savait rendre impressionnants, incarnés, le plus souvent emplis d’un profond mystère.
Et bien Daniel Emilfork n’est plus, disparu à 82 ans, en octobre 2006, son fantôme hante désormais nos souvenirs de grands enfants, comme une ombre mystérieuse, parfois inquiétante, rodant encore dans les couloirs de nos mémoires. Mais que savions-nous vraiment de lui ? Pas grand-chose.
Ce fut pourtant un personnage captivant, étrange, une gueule certes mais aussi une sacrée personnalité, riche et complexe. C’est en tout cas ce qui ressort du portrait qu’en livre François Jonquet dans son dernier ouvrage sobrement intitulé « Daniel ». Un ultime hommage, écrit d’une traite à la mort du comédien, par celui qui partagea avec lui quelques mois d’une profonde amitié avant sa disparition.
Point de biographie donc mais le récit détaillé et sensible de cette relation éphémère entre l’acteur et l’écrivain, qui dessine peu à peu, au détour d’une attitude, d’une remarque, d’un jugement, le portrait fidèle de Daniel Emilfork. Un portrait où se retrouvent pêle-mêle des souvenirs parcellaires, des instants de vérité, de l’affection, de l’orgueil, des sentiments, des coup de gueule de celui qui, se sentant partir, n’avait plus rien à prouver. Un portrait se construisant sous nos yeux, par éclats, d’une vie reconstituée au fil des conversations.
« C’est au prix d’un rude combat que l’homme de plaisir a fait son deuil de la volupté » écrit François Jonquet au début du récit. Et cette phrase, mieux qu’aucune autre, illustre l’état d’esprit dans lequel Daniel Emilfork laissa s’écouler les dernières semaines de son existence. Mais même à son terme approchant, il vivait sa vie comme un personnage de théâtre, dans une mise en scène de tous les instants, où les situations étaient réfléchies et chorégraphiées, les répliques spirituelles et les acteurs, lui en tête, bien en place.
On le retrouve donc dans son petit logement parisien, à Montmartre, vivant petitement mais avec faste dans une seule pièce, pouvant « déménager avec une seule valise », mais déclarant avec fierté : « Moi, je n’ai jamais rien sacrifié pour la mangeaille ! ». Et le voilà, homme de culture, détaillant son amour pour la France, quittant son pays natal, le Chili, à l’âge de 26 ans, sans un sou, par cargo, uniquement par amour de Proust, « mais pas de Louis XIV ». Le voilà, acteur pétri d’orgueil, obsédé par sa place sur les affiches, refusant pourtant obstinément tous les compromis, déclinant films sur films, bien que désargenté, parce que ses rôles lui paraissaient sans intérêt ou, professeur d’art dramatique, quittant l’école de Patrice Chéreau parce qu’il n’y trouvait plus sa place, dégoûté des « fils de » méprisants (« Un comportement indigne qui ne peut pas être celui d’une personne de théâtre. Alors j’ai démissionné. »)
Car il est vrai que Daniel Emilfork était tout entier habité d’un sens aigu, quasi-pathologique du ridicule, de l’humiliation, de la justice, de « comment il faut se tenir ». Cet ermite aux allures de prince russe en exil, aux sombres habits, à la silhouette squelettique avait de la vie une haute opinion et des exigences morales. Son armoire et toute sa garde-robe, en étaient presque l’ultime révélateur, une carte de visite humble et d’une élégance anachronique, « trois costumes noirs, trois costumes blancs, un long manteau noir, des chemises et des pulls, parfaitement rangés ». Et c’est sans doute à cette discipline, à cette farouche volonté de ne jamais se renier qu’il devait sa vision romantique de la vie : « Moi, quand je rencontre un adolescent, je lui dis : tant que tu écriras des poèmes, que tu auras une utopie, tout ira bien pour toi. Et surtout, ne te laisse pas massacrer par l’argent. »
François Jonquet, dans ce très court livre, fort bien écrit et d’une incroyable présence, apporte son témoignage sur cet être fascinant à côté duquel on regrette d’être passé, sous la forme d’un hommage émouvant, subtil, et finalement assez bouleversant.
Un jour, à une jeune actrice décontenancée par le côté « évasif » de la direction d’acteur de Fellini, le comédien expliqua : « Mais ne cherchez pas à comprendre, il est à la recherche de ses rêves d’enfant. » On pourrait dire la même chose de Daniel Emilfork. Toujours à la poursuite de ses rêves d’enfants, ses rêves de grandeur. Jusqu'au dernier jour.
Daniel
François Jonquet
Sabine Wespieser Editeur
121 pages
16 €
Qu'est ce qu'il me faisait peur, quand j'étais petit!! Ce visage était quand même extraordinaire...
Rédigé par : Mossieur Resse | 22 octobre 2008 à 08:54
Il y a des silhouettes ,qui ont accompagné notre enfance ,qui sont gravées à jamais en nous.
Cet excellent ,et rare ,acteur en fait partie !
Rédigé par : françoise | 22 octobre 2008 à 09:14
Merci Thierry, tu me donnes une excellente idée de cadeau a faire a ma nièce apprentie comédienne (mais je le lirai avant de lui offrir, pour mon plaisir). Je vais aussi m'offrir le bouquin de Podalydès, Voix off. Le thème de la voix des comédiens me passionne, alors Emilfork, tu penses !
Rédigé par : tilly | 22 octobre 2008 à 09:33
C'est incroyable que je tombe à pic là-dessus. J'ai souvent appelé mes chéris " Chiribibi " justement lorsque je leur adressais un courrier. Justement, je ne me rappelais plus pourquoi, je pensais seulement que c'était encore une de mes trouvailles originales qu'il me plaisait d'utiliser car ça sonnait bon dans mon coeur comme un petit piment émotionnel avec un tempo qui vibrait aussi bien que le mot " téquila "que j'adore dans son son! Et puis voilà, tu viens de me désillusionner de ma conscience pour me renvoyer me ballader dans ma mémoire :) Merci! Il faut dire que j'avais besoin de sortir de mon apnée de ces jours derniers, et plouf, ça tombe pile poil, toi, comme d'hab:)! Ah lala, tu m'étonneras toujours côté télépathe ! Mais ce n'est pas tout. J'ai donc été relire cette histoire de chéri Bibi, là j'ai moins rigolé, ce fût plutôt fatal...Ca m'a tiré encore plus loin en arrière, Marlène Dietrich, Greta Garbo, les 2 femmes fatales de mon grand-père, celles dont j'étais jalouse à mort;) car j'aurais tellement voulu que mon papitou parle ainsi de sa petite fille un jour! Et puis, ton article, encore plus loin....Un homme, Michel Constantin, c'est de lui que je vais parler aujourd'hui sur mon blog. C'est lui qui s'est occupé de moi dans l'avion au retour de Paris, en janvier 78, c'est lui, qui dans l'avion a réussi à me sortir de mon silence, j'étais blottie dans mon siège, je pleurais, je laissais ma maman à Paris, dans le coma, à quelques heures de sa fin,....je ne me rappelle plus comment j'ai attéri dans ce gros avion qui me ramenait à Nice, je me souviens que de ce visage lorsque j'ai levé ma tête d'entre mes genoux, cette gueule, cette voix rauque, une gitane à la bouche, ce regard noir : Michel Constantin. Tu viens, Thierry, de me rappeler à cet homme...Merci...J'en parlerai dès que je me sentirais de reconstituer toute cette émotion qui vient de resurgir, par cette photo que tu viens d'évoquer, la gueule d'une personne profonde....
Rédigé par : Sand | 22 octobre 2008 à 10:09
Monsieur Resse > Moi aussi ! Lui et Michael Lonsdale étaient mes angoisses favorites...
Françoise > Et tout cela sans jamais avoir tenu un premier rôle...
Tilly > Très bonne idée. Il paraît que le Podalydès est excellent et surtout, le CD qui l'accompagne donne encore plus de matière à son propos. Je vais l'acheter aussi, c'est sûr !
Sand > Effectivement l'histoire de Cheribibi elle même n'est pas des plus euphotisantes. Mais au moins elle avait du caractère ! Michel Constantin, c'est vrai qu'il est lui aussi tombé peu ou prou dans les oubliettes de l'actualité...
Rédigé par : Thierry Richard | 22 octobre 2008 à 11:22
Oubliettes, ohhh Gentleman^^, je n'irai pas jusqu'à dire ça...Tu me fais vraiment marrer tu sais!
Rédigé par : Sand | 22 octobre 2008 à 12:10
Tu sais ce qu'il disait Cocteau : " Je suis tenu par l'impossible "
Rédigé par : Sand | 22 octobre 2008 à 12:12
Bonjour, une "gueule" et une voix, ce Daniel. J'essaierai de me procurer le livre. Bonne journée.
Rédigé par : dasola | 08 novembre 2010 à 14:08