Je n’ai vu que cela. C’était pourtant écrit en tout petits caractères, sous un gros titre qui disait « Les histoires d’amour finissent mal ». Cinquante trois ans. Putain, cin-quan-te-trois-ans, bon Dieu ! Et parti en moins de deux mois, pas même le temps de se retourner, de se dire au revoir, de quitter la vie en ayant tiré tous les traits, réglé tous les comptes.
Cette même semaine, triste coïncidence, j’appris que la femme d’un ami avait été diagnostiquée avec un cancer du colon, à quarante huit ans à peine. On l’avait opérée d’urgence, et devant la progression inattendue du mal, devant l’ampleur inquiétante des dégâts, on avait dû tout lui enlever, jusqu’aux ovaires. Elle en était maintenant à la chimio et n’avait plus jamais faim. A cette annonce, je sentis mon cœur se figer, mon ventre se serrer comme un poing, ma langue devenir âpre et lourde. Je ne sus que répondre.
J’ai bien sûr repensé à mon père. Mort à soixante quatre ans. Je l’avais vu se recroqueviller en quelques mois comme un vieux cep de vigne, perdre l’usage de la parole, la bouche asséchée à force de médicaments. J’avais vu sa peau se racornir sous les bleus des perfusions, ses yeux perdus qui ne cherchaient plus à donner le change de l’autorité et du pouvoir. Je l’avais vu peu à peu cesser d’être mon père.
Alors c’est l’évidence de cette issue inévitable qui vous fouette brusquement le visage, s’agrippe à vos basques et jette vos pensées une nouvelle fois dans l’abîme. C’est un sentiment stupide d’injustice (mais comment la mort pourrait-elle être juste ?) de cette grande loterie, de cette maudite roue de l’infortune, qui vous submerge.
Il n’y a pas d’abri, non, rien à faire. On se demande où le sort va frapper, dans quelle cage d’escalier, dans quelle chambre à coucher. On se demande dans quelle tranchée l’obus finira-t-il par tomber, qui sera le prochain blacklisté, qui tirera la fatale boule noire au creux de sa gorge, de ses poumons, sur quelle existence se refermeront, avec le claquement sec d’un dossier médical, les mâchoires du piège définitif ?
Heureux sommes nous, nous qui vivons.
Mais que faisons-nous de ce temps qu’il nous reste ? Que faisons-nous de nos vies ?
PS : Je sais fort bien que ce billet rompt avec les usages de ce blog-notes, plus souvent dédié aux plaisirs de la vie qu’à ses côtés sombres. Et pourtant, s’il pouvait vous encourager à vivre intensément, à savourer chaque petit plaisir comme autant de sublimes victoires arrachés à un destin funeste, s’il pouvait vous convaincre de prendre le temps de lire, voyager, nager, manger, écouter, boire, rire, aimer…
Illustration : Georges de La Tour, La Madeleine à la veilleuse, 1640-1645