C’est d’un ridicule achevé. Un côté clichetonneux qui doit bien faire ricaner chez Technikart ou aux Inrocks. Car pousser la porte tournante c’est changer d’époque.
La table est celle du fond, en coin de la banquette de cuir bordeaux matelassée comme un Chesterfield qui n’en finirait pas, d’un bois sombre de malle des Indes, avec sa petite plaque de laiton où figurent en rang d’oignon les noms de Paul Eluard, André Gide, Jean Giraudoux et Romain Rolland. De quoi frissonner en s’y attablant...
Impossible de la rater d’ailleurs, c’est la plus petite de l’endroit, à la verticale des lambris, entre deux grands miroirs sans âge et sous les appliques de lumière douce, toutes de rouge chapeautées. Son plateau de bois, éraflé, brillant d’un restant de cire ou de vernis, accueille la théière blanche, sa tasse de Ceylan et sa rondelle de citron. De ce balcon de bois, on a vue plongeante sur le bar, ses hauts tabourets de cuir et ses cartouchières chargées de bouteilles d’alcools forts. On voisine avec Samuel Beckett et Jean-Edern Hallier en laissant glisser ses souliers sur le carrelage de mosaïque années 30 comme son regard sur les filles des tables alentours, avec négligence et délectation. Au plafond, deux ventilateurs aux pales dorées, dont on imagine qu’ils sont immobiles, figés en vol depuis des lustres, donnent au bar un côté extravagant, Shangaï 1870, opium, alcool et jeu, si vous voyez ce que je veux dire.
Mais c’est plus fort que soi, on revient toujours poser les yeux sur cette petite plaque vissée dans l’angle, Eluard, Gide, Giraudoux… Que reste-t-il de leur esprit sous ce plafond jauni ? On aimerait capter dans l’air des lieux une once de leur souvenir, une micro-parcelle de leur talent, aspirer l’inspiration du cuir, du bois, des verres qu’ils ont bus ici. Peine perdue ?
Une petite photo noir et blanc d’un Hemingway jeune, moustachu, un peu à l’écart au dessus du comptoir, semble imposer à l’atmosphère sa figure tutélaire de gardien de bar, une photo visible pour les seuls curieux levant les yeux au dessus des embruns de leur verre, une photo encore plus visible au fur et à mesure que le soir descend et que s’invitent sur les tables de petites bougies aux reflets rougeoyants.
C’est le moment où les buveuses de thé, les couples de cinq à sept, les has-been de l’édition et les écrivains sentimentaux sans génie lèvent le camp et cèdent leurs positions aux buveurs de whiskies, aux lecteurs des journaux du soir, aux demi-mondaines et aux voyageurs américains.
Alors je me lève, salue mes hôtes illustres, remets mon manteau. Tiens, les ventilateurs que l’on pensait à jamais immobiles, se sont remis à tourner…
La Closerie des Lilas
171, boulevard du Montparnasse
75006 Paris
Téléphone : 01 40 51 34 50
Ouvert tous les jours
Thé Citron : 5,50 €